MARIE DARRIEUSSECQ: OU VOIR LE MONDE À NEUF

Review of: Colette Trout, Marie Darrieussecq : Ou Voir Le Monde À Neuf, Leiden, Brill-Rodopi, 2016.
211 pages. ISBN : 9789004322745
CONTEXTE ET CRITIQUE GÉNÉRALE DE L’ŒUVRE

Cette étude de l’œuvre de Marie Darrieussecq vient combler une lacune importante dans la critique littéraire puisqu’il s’agit de la première analyse exhaustive en français examinant la totalité des écrits de l’auteure. Colette Trout agence habilement sa réflexion autour de cinq grands axes, permettant ainsi de cerner l’univers de l’écrivaine à travers les problématiques récurrentes abordées et les formes narratives privilégiées. Elle démontre, de manière convaincante, comment l’écriture de Darrieussecq autorise à déconstruire les narratifs, notamment quant aux questions de genre et aux questions raciales, afin d’encourager le lecteur à appréhender le monde d’un nouvel œil. L’étude se veut « analytique », ce qui est réussi puisque les ouvrages cités font l’objet d’une critique détaillée par rapport à la perspective thématique développée. Elle s’annonce également « synthétique » et en effet, l’analyse transversale de l’œuvre de l’écrivaine incite à des recoupements et à des comparaisons. Le lecteur dispose ainsi d’un instrument mettant en exergue la diversité, mais également l’unicité des écrits de l’auteure. Trout apporte au soutien de son analyse la reproduction de nombreux extraits de textes ainsi que des résumés de passages clés permettant au lecteur novice de suivre le fil des réflexions proposées et au lecteur/chercheur plus aguerri une approche plus approfondie.

L’expertise de Trout sur les écrivaines françaises contemporaines se retrouve à travers toute l’étude puisqu’elle ne manque pas de contextualiser les textes de Darrieussecq par rapport aux écrits de femmes et plus largement dans le domaine de la littérature française contemporaine. Elle relève en effet que le choix de ses cinq chapitres, agencés autour de thèmes incontournables chez l’écrivaine, correspond également à des constantes de textes fictifs contemporains, y compris ceux créés par des femmes. Elle note ainsi que l’écriture de Darrieussecq s’inscrit dans le cadre d’un retour à l’Histoire (notamment dans le deuxième chapitre). Elle insiste en particulier sur le retour aux personnages et au récit qui, tout comme certaines des contemporaines de l’écrivaine, remet en cause les caractéristiques génériques traditionnelles. Trout met en lumière la manière singulière pour l’auteure de s’approprier, puis de déconstruire le récit pour perturber et interroger le lecteur face à sa vision du réel. Précisons enfin que cette étude n’omet pas de mentionner la réception parfois controversée de l’œuvre, même si une prise de partie en faveur de l’écrivaine paraît évidente. L’analyse se nourrit d’ailleurs de nombreux commentaires de Darrieussecq justifiant ou offrant une explication d’une écriture parfois équivoque et déplaçant les frontières.

COMPTE RENDU PAR CHAPITRE

Le premier chapitre, consacré à « la venue à l’écriture », s’intéresse aux trois premiers romans de Darrieussecq : Truismes, Naissance des fantômes et Le mal de mer. Comme le souligne Trout, ces œuvres – et donc cette section de l’étude – font figure d’introduction à l’univers de l’auteure. L’experte détaille comment la trilogie susmentionnée, en faisant émerger les thématiques et les registres chers à l’auteure, constitue la pierre angulaire de son projet littéraire. Plus précisément, elle met en avant le motif de la crise identitaire du personnage féminin exprimé par un mélange de fantastique et de réel.

Puis, situant le chapitre 2 dans le contexte du retour à l’Histoire, Trout analyse des romans cherchant à manifester les traumatismes liés à la mort. Elle se concentre en particulier sur Bref séjour chez les vivants et Tom est mort, accentuant les stratégies narratives parfois innovatrices de l’auteure pour représenter l’indicible. Au cœur de récits plutôt traditionnels ou d’expérimentations formelles, les personnages rendent compte du vide laissé par l’absence en laissant parler leur conscience ou en projetant leur mal-être sur des éléments naturels tels que la mer, lieu commun dans l’œuvre de l’auteure.

Le chapitre 3 s’intéresse à la manière dont Darrieussecq mentionne le corps féminin, en replaçant cette thématique par rapport aux écrits d’auteures contemporaines, mais aussi à ceux de prédécesseurs revendiquant une écriture féminine. Les corps monstrueux (Truismes et Clèves), minimalistes (Naissance des fantômes, Le mal de mer, Tom est mort) ou maternels (White, Le Bébé, Le Pays) sont analysés en termes d’espaces marquant les conventions sociales. Souffrants, brutalisés, ces corps trouvent leur parallèle dans une écriture parfois crue et violente qui vise à souligner la place des femmes dans une société toujours dominée par un narratif patriarcal.

Dans le chapitre 4, Trout interprète l’utilisation du fantastique chez Darrieussecq dans la lignée de certaines de ses contemporaines et comme stratégie mise au service de l’intrigue. En survolant nombre de textes fictifs de l’auteure qui déploient des éléments du fantastique, mais également un cadre référentiel souvent précis, l’experte voit dans cette écriture hybride un outil pour mieux donner à voir le réel. Métamorphoses et fluidité des personnages, phénomènes inexpliqués, lieux limitrophes récurrents interviennent pour faire bouger et repenser les normes.

Enfin, le dernier chapitre intitulé « déconstruire les clichés » est présenté comme « l’essence même du travail d’écrivaine de Darrieussecq » à savoir procurer un outil pour dire ou pour penser le monde différemment, notamment par rapport aux questions de genre, de l’absence, ou du racisme. Si cette section du livre montre un intérêt certain dans la mesure où elle offre une synthèse thématique de l’utilisation du langage par l’écrivaine pour déconstruire les clichés, elle pourrait cependant paraître quelque peu redondante puisqu’elle fait largement écho aux analyses précédemment formulées.

APPRÉCIATION GÉNÉRALE

Concluons le compte rendu en insistant sur l’utilité de cette étude dans la critique académique puisqu’elle offre le premier aperçu analytique en français de l’œuvre complète de Darrieussecq. Elle souligne le côté transgressif de l’écrivaine, dans le but d’engager le lecteur sur une réflexion et peut-être une remise en cause des normes sociales et culturelles. Regrettons cependant, du fait de la date de publication, l’absence du tout dernier livre de Darrieussecq, Notre vie dans les forêts et espérons une réédition prochaine incorporant une analyse de ce titre fascinant, repoussant cette fois les frontières de l’humain par la science-fiction.

Fanny Leveau
Western University
WORKS CITED

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L., 1996.
Darrieussecq, Marie, Naissance Des Fantômes, Paris, P.O.L., 1998.
Darrieussecq, Marie, Le Mal De Mer, Paris, P.O.L., 1999.
Darrieussecq, Marie, Bref Séjour Chez Les Vivants, Paris, P.O.L., 2001.
Darrieussecq, Marie, Tom Est Mort, Paris, P.O.L., 2007.
Darrieussecq, Marie, Clèves, Paris, P.O.L., 2011.
Darrieussecq, Marie, White, London, Faber & Faber, 2003.
Darrieussecq, Marie, Le Bébé, Paris, P.O.L., 2002.
Darrieussecq, Marie, Le Pays, Paris, P.O.L., 2005.